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Les balados nobELLES - Transcription - Épisode 1 - Lise Meitner

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Balados nobELLES

  Épisode 1 - Lise Meitner

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nobELLES raconte l’histoire des femmes qui ont changé le monde avec leur découverte, mais que leurs contemporains ont préféré royalement ignorer. Ici, on remet les pendules à l’heure, on oublie les gants blancs, on met les points sur les i et on en tire des leçons à appliquer aujourd’hui !

hr - nobELLES

Lise Meitner est une brillante savante, une physicienne qui trainait avec Einstein, mais qui, contrairement à lui, n’a pas marqué les esprits. Pourquoi? Elle avait deux tares de naissance : en plus d’être juive, elle était femme. Voici l’histoire de celle qu’on a surnommée — à son corps défendant — « la mère de la bombe atomique »...

« Moi ce que je trouve fascinant, c’est que lorsqu'une personne est nommée, et que son profil correspond au profil majoritaire, on assume que la personne est compétente. Lorsqu’une personne est nommée, mais que son profil personnel est différent du groupe majoritaire, l'hypothèse implicite est le contraire : est-elle capable! »

Lise Meitner naît dans une famille de la petite bourgeoisie de Vienne, en 1878.

Dès son jeune âge, Lise est fascinée par le fonctionnement de l’univers et montre une curiosité. Quand ses parents n’arrivent pas à répondre à ses questions, ils lui achètent des livres. Elle les lit avec attention, puis elle leur revient avec d’autres questions.

À l’école, elle suit le cursus classique qui prépare les jeunes filles à devenir de futures épouses, c’est-à-dire des ménagères.

En Autriche, à l’époque, l’école s’arrête à 14 ans pour les filles. Alors que les frères Meitner vont au lycée à l’adolescence, les sœurs, elles, n’ont nulle part où aller.

Mais lorsqu’elle a 19 ans, une porte s’ouvre : l’Autriche adopte une loi qui autorise les femmes à l’université.

Les Meitner embauchent aussitôt un précepteur à leurs filles pour les préparer à l’examen d’entrée. Elles doivent maîtriser en deux ans ce que les garçons ont mis 4 ans à apprendre au lycée.

Le jour de l’examen arrive.

Elle entre dans l’amphithéâtre où l’attend le jury : trois hommes aux barbes blanches et au regard sévère. L’un d’eux donne le problème à régler. Lise saisit la craie et se met à couvrir les tableaux noirs de calculs blancs.

De dos, concentrée, elle ne voit pas les barbus changer d’air au fur et à mesure qu’elle règle le problème. Quand elle émerge de sa transe, elle voit les hommes échanger des regards entre eux.

« Bienvenue à l’université »

Lise peut s’inscrire en physique.

Un de ses professeurs, le théoricien Ludwig Boltzmann, remarque rapidement son potentiel. Il la prend sous son aile.

Ce que Lise ne sait pas, malheureusement, c’est que le temps de son mentor est compté. Boltzmann a une maladie incurable. Devant la douleur et la décrépitude qui l’attend, il se suicide en 1906.

C’est un choc pour sa protégée.

Pour le remplacer, l’université de Vienne offre un poste à l’Allemand Max Planck. Lise est contente, elle admire les travaux. Mais il refuse le poste.

Très bien ! se dit-elle. S’il refuse de venir en Autriche, c’est elle qui ira le rejoindre. Son doctorat de physique en poche, elle prend un aller simple pour Berlin. Elle a 28 ans, et c’est son premier voyage.

Quand elle se présente au bureau de Planck, il est d'une froideur qui la déstabilise. Il est agacé par son audace. Les femmes qui veulent faire des métiers d’hommes, dit-il, dérangent l’ordre divin.

« Les femmes doivent s’en tenir aux rôles de mères et de ménagères. »

Lise hésite entre plaider sa cause et quitte le bureau. Planck écrit des notes sur une feuille un moment, puis pose son crayon. Il relève les yeux vers elle.

Il a lu sa thèse de doctorat. Il fera une exception cette fois.

Lise veut sauter de joie, mais elle se dit qu’une telle effusion risquerait de confirmer les impressions du professeur sur son sexe. Elle le remercie calmement et se lève. Alors qu’elle ouvre la porte, il l’arrête pour une précision : elle travaillera à l’université, oui, mais sans salaire.

On propose à la recrue de collaborer avec le chimiste Otto Hann, qui a son âge et qui s’intéresse lui aussi à la radioactivité.

C’est un coup de foudre professionnel. Le fait qu’Otto est chimiste alors qu’elle est physicienne leur permet de se compléter. Il se concentre sur les expériences, et elle, elle développe la théorie.

Quand Otto est promu à la tête du département de radiochimie à l’Institut Fischer, il l’invite, et elle le suit. Encore là, elle n’a droit à aucune compensation financière pour son travail. Fischer, comme Planck, s’oppose à la présence des femmes à l’Institut. Et comme Planck, il fait une exception pour Lise… à une condition.

Les seules femmes à l’Institut sont les femmes de ménage. Vous ne pourrez pas faire vos recherches avec les autres : vous vous installerez au sous-sol.

Lise accepte et finit par être promue. Elle devient assistante, ce qui lui donne enfin un salaire.

En juin 1914, tout bascule. L’archiduc François Ferdinand et son épouse Sophie Chotek, sont assassinés à Sarajevo. C’est le début de la Première Guerre mondiale.

Les hommes de l’Institut partent au front.

Lise veut participer elle aussi, alors elle s’enrôle comme infirmière, à 36 ans. Elle rejoint l’armée autrichienne qui la met en charge des radiographies.

Tous les jours, la souffrance humaine est allongée sur des lits de camp. Les blessés implorent et crient. Mais parfois, aussi, c’est l’accalmie, et Lise peut aller lire au pied d’un arbre.

C’est là, à son insu, qu’un officier autrichien nommé Moufat la remarque. Plus tard, alors qu’elle s’occupe d’un soldat de son régiment, il s’intéresse à son travail.

Moufat est impressionné par l’intelligence de Lise, mais aussi par son empathie. Il tombe sous le charme.

Lise est sensible à ses attentions. Elle se met même à imaginer à quoi ressemblerait un futur avec lui. Mais quand le jour arrive où il la demande en mariage, elle refuse.

Devenir l’épouse de Moufat, ça veut dire devenir ménagère, et abandonner la recherche. Elle ne peut pas sacrifier ça.

Elle s’est battue pour sa place, elle ne veut pas reculer. Tant pis si ça veut dire rester « vieille fille ».

Après la guerre, les années folles se mettent à gronder — y compris pour les scientifiques. Les années 20 sont l’âge d’or de la physique. Dans les cercles académiques, Lise fréquente Albert Einstein, qui la surnomme : « notre Marie Curie allemande ».

Il y a une fratrie à l’institut, et Lise sent qu’elle fait partie du groupe, même si ses collègues oublient parfois de la citer.

Comme en 1923, quand elle découvre la transition non radiative. L’effet sera nommé Auger, en l’honneur du scientifique qui la découvre officiellement… deux ans après elle.

En 1926, Lise est finalement nommée professeure à l’Université de Berlin.

En 1933, l’année où Hitler arrive au pouvoir, on apprend la découverte du neutron, et Lise entend parler d’une expérience en Italie où on a bombardé ces particules d’uranium.

Elle convainc Otto de la répéter.

Absorbée par ses recherches, elle ne se préoccupe pas de la politique. Mais les tensions sont palpables dans les rues de Berlin. La colère des orateurs s’accroît d’un discours à l’autre, et ils ciblent invariablement les juifs.

Des scientifiques juifs plient bagage. C’est le cas d’Einstein, qui quitte l’Allemagne pour les États-Unis. Elle, elle reste. Il ne lui semble pas qu’elle est en danger.

Mais ses amis s’inquiètent. Un collègue qui ne l’a jamais beaucoup appréciée lance une campagne de salissage contre elle. Par sa présence, dit-il « la juive met l’Institut en danger ».

C’est finalement Otto qui la convainc de partir quand l’Autriche est annexée.

Lise prend mal la pression que lui mettent ses amis. Elle a l’impression qu’ils la laissent tomber. Elle reçoit quelques offres de l’étranger pour des postes dans des universités, mais ça ne l’emballe pas.

Elle a la fin cinquantaine et elle est en train de construire un accélérateur de particules. En quittant Berlin, il lui semble qu’il lui faudra recommencer sa carrière à zéro, et ça a été si difficile de se rendre là !

À contrecœur, elle finit par accepter un poste à Stockholm.

Mais elle a mis tellement de temps à se décider que c’est maintenant le pire moment pour fuir : il est devenu illégal pour les scientifiques de s’en aller. Elle ne peut rien emporter, et elle doit utiliser un faux nom. Tout le long du voyage, elle prie que les SS ne fassent pas de contrôle à l’improviste de ses papiers.

À bout de nerfs, elle arrive en Suède. Mais si elle est saine et sauve, elle n’est pas heureuse pour autant. Son exil marque le début d’une période de dépression. À Stockholm, elle est complètement seule.

Heureusement, il lui reste sa correspondance avec Otto. À distance, ils continuent à collaborer. Un jour, il lui parle de ce qui lui apparaît comme une anomalie avec des isotopes de radium… qui se comportent comme du baryum.

Je n’en parle qu’à toi, pour l’instant. Peut-être peux-tu proposer quelque explication fantastique ? Nous devons éclaircir tout cela. Réfléchis de ton côté. Si tu pouvais proposer quelque chose que tu pouvais publier, ce serait comme si nous travaillions ensemble. 

Lise est encore penchée sur la lettre quand son neveu venu la visiter la retrouve. Ils vont marcher ensemble dans le boisé tout près. C’est là, entourés par la nature, qu’ils discutent de ses lois.

Lise lui expose le problème de son collègue. Après l’avoir écouté, son neveu, qui est aussi chercheur, conclut qu’Otto a dû faire une erreur. Mais ce n’est pas la thèse à laquelle Lise est arrivée. Elle pense plutôt qu’il y a eu fission du noyau de l’atome.

À cette idée, ils s’emballent. Ils sortent des feuilles et des crayons et se mettent à calculer l’énergie qui serait libérée par la fission.

Lise calcule que l’énergie dégagée est mille fois supérieure à n’importe quelle réaction chimique. Cette énergie a un potentiel incroyable. Grâce à la fission nucléaire, on pourrait éclairer et réchauffer des foyers, des industries, des villes…

Lise Meitner vient de formuler sa théorie la plus révolutionnaire à l’âge de 60 ans.

Euphorique, elle fait part de ses conclusions à Otto. Celui-ci décide aussitôt de publier le résultat de ses expériences. Il réalise à quel point cette découverte est importante. Or, nulle part dans son papier, quand il est publié, il ne mentionne le nom de Lise.

Otto a fait un autre calcul, personnel celui-là : le sexe et les origines de sa collègue pourraient nuire à sa carrière à lui. Il soutient donc que la découverte est la sienne, en dépit même du fait qu’il n’arrive pas à expliquer les principes physiques de la fission nucléaire quand on lui pose des questions.

C’est Lise qui va clarifier le tout quelques semaines plus tard, dans la revue Nature, en citant bien sûr les travaux d’Otto Hahn.

Quand Lise réalise que son ami, lui, ne l’a pas mentionnée, elle est profondément blessée. Elle l’avoue dans une lettre à son frère.

« Bien que ces résultats me rendent heureuse pour Hahn, plusieurs personnes doivent penser que je n’y ai aucunement contribué, et maintenant je suis découragée. Je crois que j’ai fait du bon travail, mais j’ai perdu ma confiance en moi. »

Elle tente de se consoler en se disant que l’important reste la connaissance.

Et cette nouvelle connaissance se met à circuler. La découverte de Lise prend une vie autonome et ses applications extraordinaires se développent d’une manière qu’elle n’a pas imaginée.

En lisant les travaux de Lise et d’Otto, Einstein interpelle le président Roosevelt.

« Si les nazis savent compter, ils vont rapidement savoir qu’on peut faire une bombe avec ça. »

Roosevelt met sur pied le projet Manhattan.

En juillet 1945, les Américains ont fabriqué la bombe atomique. Ils en lâchent une sur Hiroshima, une seconde sur Nagasaki.

C’est la victoire. Et l’horreur.

Dans sa campagne suédoise, Lise voit débarquer chez elle les journalistes qui l’appellent « la mère de la bombe atomique » et qui lui demandent comment elle se sent devant la dévastation.

Elle verrouille sa porte et ferme les fenêtres.

« Je me sens blessée et salie. Ces bombes atomiques sont un cauchemar permanent pour moi. Je ne sais absolument pas à quoi ressemble une bombe atomique, et je ne sais pas comment ça fonctionne. »

Si Lise est considérée comme la mère de la bombe atomique, Otto Hahn, lui, est surnommé le père de la fission nucléaire. Il reçoit le prix Nobel en 1944 pour cette découverte. La contribution de Lise Meitner n’est pas reconnue.

L’amitié de Lise et d’Otto survit pourtant à la trahison d’Otto, et Lise continue au cours des prochaines décennies d’explorer humblement les lois de la nature… et de résister à celles des hommes.

Elle meurt quelques jours avant ses 90 ans. Sur sa pierre tombale, on peut lire : « Lise Meitner, une physicienne qui n’a jamais perdu son humanité. »

Quand on regarde le parcours de Lise Meitner, on voit qu’elle a accepté de travailler sans salaire pendant des années,qu’elle ne s’est pas fâchée contre son ami quand il l’a trahi pour sa carrière à lui, qu’elle a essuyé le mépris de collègues et de supérieurs sans protester. Devant sa résignation et devant l’aveu de son propre manque de confiance en elle, on peut se poser la question : avait-elle un syndrome de l’imposteur? Le syndrome de l’imposteur, c’est une tendance à douter de soi, à avoir l’impression qu’on ne mérite pas vraiment notre place, notre salaire ou la reconnaissance, et c’est souvent associé, dans la culture populaire, à l’attitude des femmes sur le marché du travail. Est-ce qu’on peut diagnostiquer ce syndrome à Lise Meitner? Pour explorer cette idée, on discute avec une spécialiste de la discrimination au travail, Hélène Lee-Gosselin.

Bonjour Hélène.

Bonjour Lili.

hr - nobELLES

Lili - À un moment dans sa vie, Einstein va déclarer. « Cela ne me dérange pas que vous soyez une fille, mais l'essentiel est que cela ne vous dérange pas vous même. » En lisant ça, j'ai eu l'impression d’abord que Einstein aurait pu se garder une petite gêne,  qu'il parle du haut de son privilège, mais aussi n' qu’il y a comme un sous texte qui sert à  rejeter un peu sur les femmes la responsabilité du doute qu’elle peuvent ressentir dans le domaine des sciences ou sur le marché du travail en général,  et je me demandais, est-ce que ça se peut que le syndrome de l'imposteur ne serve pas à ça aussi des fois à dire aux femmes Mais dans le fond, c'est vous votre principal obstacle. »

Hélène - Oui, tout à fait à redonner aux femmes la responsabilité de leurs doutes, comme si ce n’était ancré que dans elles.

Lili - Il y a des femmes qui vont dire par contre que le doute qu’elles ressentent par rapport à leurs compétences, il est valide dans le sens qu’il est justifié, qu’elles manquent effectivement de compétence.

Hélène - Maintes et maintes fois, on a observé le fait que lorsqu’une offre d’emploi est faite, les femmes ne regardent pas ce qu’elles ont, elles regardent ce qui manque par rapport à la description de poste. Encore une fois, c’est l’examen qu’elle fait de son profil versus des attentes exprimées en noir et blanc sur le papier. Lorsque l’on connaît le fonctionnement des organisations, la dimension politique du fonctionnement des organisations, on sait qu’il y a peut-être d’autres facteurs qui jouent des fois. Et parfois, la personne choisie, c’est celle qui a le plus de compétences. Parfois, c’est la personne qui a le meilleur réseau.

Lili - j’ai souvent eu cette impression-là sur le marché du travail, en parlant avec d’autres femmes, qu’elles m’avouaient un peu avoir un doute, qu’elles faisaient une espèce de sortie du placard. « J’ai un syndrome de l’imposteur, je ne me sens pas confiante, je ne suis pas à l’aise de négocier, je n’ai pas vraiment cette ambition là de demander plus ou de gravir les échelons. Et puis je me posais la question à quel point ce qu’elles me disent est vrai et à quel point c’est un peu un mécanisme de défense. J’avais l’impression un peu des fois que c’était proclamé pour ne pas paraître menaçante. Est-ce que ça se peut?

Hélène - Peut être, mais cette explication est liée au profil de l'individu. Or, on peut retourner l'explication dans l'autre sens. Est ce que ça ne pourrait pas être le fait que les attentes sociales envers les femmes sont justement qu'elles ne soient pas au premier rang, qu'elles mettent plus d'importance sur la performance de l'équipe et la réalisation de la tâche plutôt que d'en prendre le crédit. On nous a appris à être modeste, à être humble et non pas , à se mettre de l'avant. Donc attentes sociales. Les personnes ont été socialisées à ces attentes et donc elles se conforment à ces environnements parce qu'on sait très bien que si on enfreint des attentes sociales, il y a des risques de sanction. Le fait que des femmes le révèlent, il est socialement acceptable pour les femmes de révéler des doutes par rapport à elles-mêmes. Est-il socialement acceptable pour un homme de révéler publiquement des doutes par rapport à eux mêmes? Il y a de nombreuses années, je faisais une étude dans trois grandes organisations. J'utilisais comme groupe contrôle des hommes VP. L'un d'eux, lorsque je présentais les résultats de l'étude, me disait « Mais Hélène, les hommes ont aussi des doutes par rapport à eux mêmes. J'en ai eu, mes collègues en ont eu, mais on n'en parle pas. »

Lili - Est-ce que les hommes peuvent avoir un syndrome de l’imposteur?

Hélène - Je pense que n'importe qui peut avoir un syndrome de l'imposteur, et de mon point de vue, ce n'est pas mauvais. Lorsqu'on regarde, alors je vais faire appel à une autre théorie en psychologie sociale, celui de l'erreur d'attribution fondamentale. si on pose la question à un groupe de cent personnes et on leur demande de focaliser sur le succès et d'identifier le ou les facteurs qui ont été déterminants pour engendrer ce succès, la probabilité est grande que les personnes vont dire “J'ai travaillé fort, j'avais les bons, les bonnes compétences, j'avais l'expertise qu'il fallait.” En d'autres termes, elles s'attribuent à elles le mérite du succès. Reprenons le même exercice et cette fois, demandons aux personnes de focaliser sur leurs échecs, leur Waterloo. Qu'est ce qui s'est passé pour que ce problème survienne? Ici encore, la probabilité est grande que les individus vont attribuer l'échec à des facteurs externes. “On a manqué de temps. On a manqué de budget. Mes collaborateurs m'ont fait défaut. Etc” Alors on voit ici que je m'attribue à moi l'avantage du succès et j'attribue aux autres, aux circonstances, au contexte, la responsabilité de l'échec. Quelqu'un a osé faire une analyse différenciée selon le sexe sur cette question. Surprise, surprise! Ce que cette personne a trouvé, c'est que l'erreur d'attribution fondamentale fonctionne à l'inverse, selon qu'on est une femme ou selon qu'on est un homme. Essentiellement, elles s'attribuent à elles la responsabilité des échecs et des difficultés. Et elles attribuent au contexte, à leur équipe les facteurs de succès. Alors, on voit bien que l'erreur d'attribution fondamentale aurait pour effet de renforcer chez les hommes la confiance lorsqu'on leur propose un défi, qu’ils vont réussir… puisque dans le passé, ils s'attribuent à eux la grosse part du mérite d'avoir réussi.

Lili - Est-ce qu’il faut abandonner un peu l’idée qu’on vit dans une société qui est une méritocratie où les gens qui ont des choses méritent ces choses-là?

Hélène - Le principe de la méritocratie postule que les personnes ont accès à un poste parce qu'elles, par leur mérite, donc leurs connaissances, leur motivation, leurs attributs, leurs efforts, ont ce qu'il faut pour répondre aux exigences du poste et bien performer. C'est un objectif et d'ailleurs un idéal. C'est un idéal. Mais les personnes n'ont pas juste du mérite, elles ont du potentiel, de 2) les organisations sont aussi des environnements sociaux et socio-politiques. Certaines personnes ont du pouvoir, puis d'autres en ont moins. Certaines personnes qui ont du pouvoir vont peut-être avoir des intérêts à attirer quelqu'un qui leur ressemble ou qui pense comme eux dans leur environnement, parce qu'ils vont avoir une équipe plus cohésive avec une même vision du monde. Alors par conséquent, ça peut avoir des effets sur l'exclusion de personnes qui seraient tout à fait compétentes et peut-être même plus compétentes. Mais cette chimie, ces autres affinités, il y aura des écarts. Donc les organisations sont des environnements complexes. La méritocratie, c'est un idéal bien imparfait. Moi, ce que je trouve fascinant, c'est que lorsqu'une personne est nommée et que son profil correspond au profil majoritaire, on assume que la personne est compétente. Lorsqu'une personne est nommée, mais que son profil personnel est différent du groupe majoritaire, l'hypothèse implicite est le contraire. Est elle capable? Donc, on remet plus volontiers en doute les processus organisationnels lorsqu'ils génèrent une réponse inattendue, une personne différente.

Lili - Et puis même, on l’entend, moi j’ai déjà entendu ça… ça prenait une femme, ça prenait une minorité. C’est pour ça que la personne a été nommée.

Hélène - C’est une bien mauvaise blague, mais malheureusement elle perdure. Or, le terrain de jeu, il est inégal. On a 60 ans d’études en discrimination qui l’ont montré. Donc ce n’est pas lié à leurs compétences, mais bien à ces autres phénomènes d’exclusion.

Lili - Est-ce que le doute des femmes ne vient pas aussi un peu du perfectionnisme? Une espèce de sentiment qu’il faut être parfaite, qu’il faut faire les choses à 100 % de manière conforme aux attentes. Puis je me demande, est-ce que ce n’est pas aussi lié au fait que les femmes sont plus critiquées quand elles font des erreurs et vont davantage être blâmées?

Lorsqu'on est différent de la majorité, le feu des projecteurs est sur nous. Les erreurs que l'on fait sont davantage vues et rappelées, on s'en rappelle.

Lili - Le fait que Lise ne s’est pas fâchée contre Otto quand il l’a trahie. Est-ce que c’est un phénomène qui est normal ? Est-ce qu’on voit ça encore aujourd’hui? Le fait de pardonner dans le fond à quelqu’un qui a nui à notre carrière au profit de sa carrière chez les femmes.

Hélène - Il y a des travaux de recherche sur les femmes dans les postes de gestion qui montrent que les attentes sociales sont doubles. Non seulement les femmes doivent performer, donc répondre aux attentes de performance, mais en plus, elles doivent être aimées et appréciées dans le rôle qu’elles ont. On n’a pas ces doubles attentes envers les hommes gestionnaires. On tolère davantage et/ou on ne

Hélène - Pas. On ne s’offusque pas du fait qu’un patron homme pourrait être brusque, pourrait être maladroit avec ses collaborateurs, pourrait même être un ours. Or, ce genre de relation sociale est tout à fait prohibé pour une femme dans un poste de gestion. Donc on voit bien que les attentes sont multiples et encore une fois, il y a des attentes associées au genre. Et dans le cas des femmes, il faut avoir cette préoccupation de relation.

Hélène - Non seulement les hommes peuvent évoluer vers autre chose, mais je pense qu’il y a toujours eu des hommes pas assez nombreux à mon goût, mais des hommes qui mettaient le care au centre de leur vie. Alors, lorsqu’on reconstruit des histoires familiales autour de nous, on découvre des hommes qui non seulement étaient des pourvoyeurs, mais qui intégraient dans leurs tâches du travail de soin. J’en prendrais pour exemple mon père qui est un homme de la construction. Et la séparation des rôles entre mes parents qui ont eu sept enfants était qu’il mettait du pain sur la table et s’occupait de nos besoins matériels et maman s’occupait du reste. Ils s’entendaient bien. Mon père étant un ouvrier qui travaillait dans des conditions physiques difficiles et de très longues heures. Mon souvenir était que lorsqu’il était à la maison, soit qu’il réparait quelque chose sur la maison ou soit qu’il se reposait pour être capable de faire face à la semaine suivante en conséquence. Mon père n’a jamais joué avec nous. Il n’a jamais vraiment pris soin de nous. Donc je n’ai pas vu mon père faire démonstration du prendre soin autre que s’assurer notre sécurité matérielle. Or, la vie a fait que ma mère est devenue malade, démente, et mon père a pris soin de maman. Lui qui toute sa vie comptait sur maman pour identifier les besoins des autres désormais, devait comprendre, deviner les besoins de maman et y répondre. Nous avons, nous les sept enfants, découvert un homme capable de tendresse, d’anticipation, de délicatesse, d’oubli de soi, ce qu’on n’aurait jamais imaginé. Lui-même s’est découvert dans ces rôles. Alors pour moi, c’est aussi une illustration que même quelqu’un qui colle aux modèles dominants de sa génération il a maintenant 96 ans, peut dans un troisième âge, se révéler et à lui-même et aux yeux des autres, une personne aussi sensible que ma mère avait pu l’être pendant 60 ans de leur vie commune.

Lili - C’est une très belle histoire.

Hélène - J’ai le goût de faire un parallèle avec l’histoire de Lise parce qu’elle littéralement a renoncé au mariage, elle s’est fait proposer le mariage et elle a dit non parce qu’elle voulait continuer à consacrer son énergie à sa carrière, à sa recherche. Et je me pose la question : est-ce que dans le fond c’est encore quelque chose dont les femmes sont un peu conscientes quand elles font des choix de carrière, qu’il faut un peu décider de sacrifier un des deux, soit de sacrifier la vie personnelle, intime, familiale, soit de sacrifier un peu la carrière.

Dans notre société, on enseigne aux filles et aux femmes la responsabilité des autres. Ça continue d’être le cas. Regardons les jeux qu’on propose aux petites filles, qui sont souvent des reproductions de la vie en famille. Alors que très souvent, on va proposer aux garçons des jeux d’équipe, avec des règles, avec une hiérarchie et déjà les petits garçons dans ces environnements-là, ils apprennent à faire leur place dans un contexte social. Ils apprennent non seulement à connaître les règles, à décoder les règles officielles, mais aussi à tester les marges de liberté, puis à trouver des façons de s’organiser. Alors la socialisation par le jeu enseigne déjà des savoirs et des savoir-faire différents aux garçons et aux filles.

Lili - On a au Québec le modèle de la Germaine, la femme qui est la reine du foyer. Et justement, c’est quand même drôle que les femmes sont très, très confiantes, souvent dans ce rôle-là, dans le rôle de la cuisinière, la ménagère et dans les publicités, souvent on va le pointer du doigt le fait que la femme est très assurée, puis le chum a l’air un peu niochon à côté.

Hélène - Ce dont on parle c’est la division sociale des rôles. Les femmes dans la sphère domestique et les hommes dans la sphère économique. Or c’est une construction sociale. Ce que je propose comme modèle de société, c’est une construction sociale différente où hommes et femmes sont performants dans la sphère domestique et dans la sphère économique. La Germaine avait le contrôle sur un seul territoire. C’était son espace de construction d’elle-même, son domaine où elle pouvait avoir du succès, et le seul qui lui était permis, alors elle protège cet espace. Mais peut-être que si on élargit son terrain de jeu, elle n’a plus besoin de contrôler l’espace familial, puisqu’elle peut trouver un sentiment d’accomplissement, de réalisation, de fierté dans plusieurs domaines de vie plutôt qu’un seul.

Ça vient peut-être d’une frustration en fait de l’ambition féminine, l’envie de contrôler le foyer.

Maslow disait il y a déjà plus de 60 ans « On a tous besoin de réalisation. Besoin d’actualisation, c’est un besoin profondément humain. » Selon nos talents, selon nos affinités. On peut le réaliser, ce besoin dans différents espaces. Si j’ai accès à plusieurs espaces pour me développer, eh bien non seulement j’étends la gamme de mes savoirs et des savoir-faire, mais j’étends aussi la gamme des espaces où je peux avoir des gratifications et un sentiment de satisfaction et de compétence.

Lili - l’autre point que je trouve fascinant justement qui me rappelle aussi Lise, c’est dans quelle mesure, quand on se dit que les femmes devraient être un peu moins dans le care, puis un peu plus dans la compétition, puis justement, adopter un peu plus le modèle masculin du conditionnement social des rôles sociaux, à quel point est ce que c’est peut être pas un chemin erroné puisque ce c’est pas un peu plus l’inverse comme Lise qu’on devrait faire ça, c’est à dire que elle, alors qu’elle avait plein de collègues masculins qui sont allés travailler au développement de la bombe atomique, elle ne voulait pas faire ça, elle ne voulait rien savoir de la bombe atomique. Et puis c’était, c’était quelqu’un de profondément humain… Lise Meitner c’était quelqu’un qui se souciait des gens de l’humanité à grande échelle. Je me dis… Est-ce que ce n’est pas un peu plus les petits garçons qu’on devrait orienter vers le care au lieu de dire que les filles devraient être plus dans la compétition?

Hélène - Personnellement, le modèle de société auquel j'adhère depuis toujours, c'est où les deux ensembles de rôles sont et valorisés et socialisés chez les individus. Le travail est important parce que dans la société dans laquelle on vit, le travail permet de générer les ressources qui permettent de subvenir aux besoins. Donc le travail rémunéré, le travail salarié permet l'autonomie, mais le care, toute société a besoin. On a tous besoin les uns des autres, du début de la vie jusqu'à la fin de la vie. Et je pense que tout ce souci de l'autre est un ensemble de savoirs et de savoir-faire extrêmement précieux qui fait de nous des vrais humains. Parmi les bonnes nouvelles dans l'évolution de la société québécoise, les hommes, une part plus importante d'hommes, se préoccupent davantage du care que des générations passées. Donc, la masculinité se transforme. Eux aussi sont à se demander quelle sorte d'individu je veux être, qu’elle sorte d’humain je veux être. dans le cas de Lise, c'était clair que ce souci des autres se traduisait dans sa préoccupation quant à l'usage qui est fait des savoirs et des savoir-faire scientifiques qui ont été développés. Et c'est une question que tout scientifique devrait se poser aussi, toute technicienne devrait se poser... Le savoir n'est pas bon ou mauvais en soi, c'est comment on s'en sert. Mais c'est autour des impacts sur les individus comme humain, sur les communautés qu'on est capable de résoudre ces dilemmes éthiques. Autrement, si on se pose pas ces questions là, les questions du sens de ce qu'on fait sont oubliées.

Lili - Hélène Lee-Gosselin. Merci infiniment pour votre temps. Merci de partager votre savoir avec nous. C’était absolument fascinant.

Hélène - C’est un plaisir.

Lili - Lise Meitner avait-elle un syndrôme de l’imposteur? En fait… Probablement pas. Elle a vécu toute sa vie en repoussant les limites, en se rendant là où elle n’était ni attendue, ni bien reçue, et malgré tout, elle a persisté. Le doute qu’elle confie à 60 ans vient d’une accumulation d’offenses et de manque de reconnaissance. L’histoire de Lise nous enseigne que les limites des femmes ne sont pas dans leur tête, mais dans le contexte. Elle nous montre aussi la force de la passion qui, lorsqu’elle est autorisée à se développer, peut donner… une nouvelle énergie!

C'était nobELLES

Une production du Planétarium de Montréal en collaboration avec Extérieur Jour
Ce balado est un concept et une réalisation de Lili Boisvert
Idéatrices Camille Janson-Marcheterre, Sandy Belley, Laurence Desrosiers-Guité
Basé sur l’exposition nobELLES de l’artiste MissMe présenté au Planétarium un musée d’espace pour la vie

  • Directrice de projet : Alice Renucci
  • Productrices : Elodie Pollet & Amélie Lambert Bouchard
  • Monteurs et concepteurs sonores : Benoît Dame & Jérémie Jones
  • Musique : Bam Music

Merci aux intervenantes et aux intervenants pour leur générosité et leur franc parler. 

Nous vous invitons à nous suivre pour un prochain épisode. 

Merci!

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