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Les balados nobELLES - Transcription - Épisode 5 - Donna Strickland

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Balados nobELLES

 Épisode 5 - Donna Strickland

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nobELLES raconte l’histoire des femmes qui ont changé le monde avec leur découverte, mais que leurs contemporains ont préféré royalement ignorer. Ici, on remet les pendules à l’heure, on oublie les gants blancs, on met les points sur les i et on en tire des leçons à appliquer aujourd’hui!

hr - nobELLES

En 2018, la Canadienne Donna Strickland devient la 3e femme au monde à remporter un prix Nobel de physique, après Marie Curie et Maria Goeppert-Mayer… Ceci est l’histoire de l’une de nos illustres contemporaines qui a créé une technologie qu’on retrouve partout aujourd’hui, mais dont PERSONNE n’anticipait le potentiel à l’origine. Même pas elle!

« ma vision du  tokénisme  change continuellement aussi. J’ai vu le tokenisme comme un step in stone, comme une façon importante d’atteindre une forme d'équité, de diversité, d’inclusion, puis tsé si on force pas les gens à nous inclure, les gens vont pas changer leur façon de faire naturellement. »

Donna Strickland nait à l’aube des années 60 en Ontario, dans la petite ville de Guelph.

Sa famille mène la bonne vie stéréotypée de la classe moyenne de l’époque. La maison avec une cour en arrière et une clôture blanche, la sécurité, la conviction de ne jamais manquer de rien.

Donna est l’enfant du milieu. Son père est ingénieur, sa mère est au foyer. Elle, c’est la petite nerd introvertie qui porte des grosses lunettes et qui a hâte que les vacances d’été finissent pour pouvoir retourner à l’école.

Ses matières préférées sont les math et la physique.

Un jour, pendant un voyage au Cape Breton avec sa famille, au centre des sciences, son père lui pointe un laser derrière une vitrine.

« Ça, Donna, c’est le futur! »

Donna adore son père. Même si c’est la première fois qu’elle entend parler de laser, elle le croit.

Un jour, au secondaire, elle parle avec une amie de leur avenir, et une enseignante l’entend dire qu’elle veut étudier les math et la physique à l’université. L’enseignante s’impose dans la conversation pour lui expliquer quoi? Que ce sont des matières de garçons!

Donna n’en revient pas. On est dans les années 70. C’est une époque où la culture populaire assure aux filles qu’elles peuvent faire tout ce qu’elles veulent, accomplir tout ce qu’elles entreprennent, si elles travaillent fort. La vision de sa prof lui semble dépassée. Mais elle se tait, parce qu’elle est timide.

Quand elle en parle à sa mère, celle-ci raconte à Donna que lorsqu’elle avait son âge, on lui avait dit à peu près la même chose. Elle s’intéressait aux sciences, mais on l’a encouragée à aller plutôt en art. Elle le regrettait encore à ce jour.

Donna décide de ne pas faire comme sa mère, et d’ignorer le commentaire de son enseignante. Oui, elle est une fille qui veut aller dans un milieu d’homme, mais elle va faire comme si ça ne changeait rien.

Toute son adolescence, Donna est complexée par sa réputation de bollée. Quand on lui annonce qu’elle a remporté un prix pour ses performances en physique, elle pense même  à prétendre être malade le jour de la remise des trophées pour ne pas devoir monter sur scène devant toute l’école aller le chercher. Mais finalement, sa mère l’encourage, elle prend son courage à deux mains, et après la cérémonie, plusieurs étudiants vont la voir pour la féliciter. Ils lui disent que ça doit vraiment être cool d’être aussi intelligente.

Son adolescence est malheureusement marquée par la maladie. Son père développe un cancer grave. Il est déterminé à se battre contre la maladie. Il fait des recherches et il demande à son médecin de suivre un traitement expérimental par radiation. Le médecin n’est pas optimiste, mais il insiste.

Et ça fonctionne! Le nouveau traitement lui donne encore 20 ans à vivre! Donna voit comment la science et la technologie peuvent changer des vies.

Quand vient le moment de choisir son champ d’étude à l’université, Donna hésite entre s’orienter vers l’ingénierie comme son père et sa sœur, ou vers la physique… Elle trouve finalement un programme à l’Université McMaster qui lui permet de combiner les deux : un programme en science des lasers.

Elle obtient son baccalauréat en 1981.

Après son bac, elle a envie de se dépayser un peu, de sortir de sa zone de confort, et elle prend la direction des États-Unis. L’Université de Rochester, dans l’état de New York, l’a acceptée au cycle supérieur.

C’est là-bas qu’elle fait la rencontre qui va tout changer.

Quand on apprend qu’elle s’intéresse aux lasers, on lui dit qu’il faut absolument qu’elle travaille avec le français Gérard Mourou. Elle se rend à son laboratoire pour le rencontrer. Ça clique!

Gérard Mourou lui propose une idée pour son doctorat. À l’époque, la technologie laser fait face à un problème de taille… Passée une certaine limite, la puissance des impulsions qu’on donne aux lasers les fait s’autodétruire. Donc ça va très bien.

Mourou pense que si l’on parvient à étirer une impulsion laser, on devrait ensuite pouvoir l’amplifier en toute sécurité, sans que la technologie s’autodétruise.

Donna accepte de relever le défi. Mais c’est un ÉNORME DÉFI. Il lui faut d’abord construire le système d’amplification. Sa recherche demande beaucoup d’attention, de patience et de détermination. Par exemple, à un moment donné, elle doit localiser exactement où s’est rompu un câble à fibre optique de 2,5 km de long.

Pendant cette période-là où Donna travaille avec Mourou, elle doit passer beaucoup de temps dans un laboratoire où y’a un autre étudiant qui travaille en génie électrique lui, qui s’appelle Doug qui se retrouve souvent avec elle aux mêmes périodes. Leur sujet se recoupent un peu, donc ils sont dans le laboratoire toujours plongé dans le noir pour bien voir les lasers. ils finissent souvent de travailler tard dans la nuit et ils vont alors au restaurant du coin pour aller manger ensemble.

Vu comme ça, c’est un contexte assez romantique : travailler côte à côte dans une salle tamisée… D’ailleurs, leurs collègues les soupçonnent de se fréquenter en secret. Mais non. Doug et Donna sont amis. Ils vont rester amis pendant cinq avant de finalement, et oui,  de tomber en amour.

Pendant ses années d’études, Donna ne pense pas à sa vie personnelle. Elle est trop absorbée par sa recherche. Elle résume ce qu’elle tente de faire ainsi :

« C’est comme si vous essayez de faire entrer un clou dans une planche en pesant dessus de toutes vos forces. Vous n’allez pas y arriver. Mais si vous le frappez d’un coup rapide avec un marteau, ça va marcher! »

Et après six ans de travail, Donna réussit l’exploit : le laser fonctionne à pleine puissance sans s’autodétruire!

« C’est vraiment un sentiment incroyable quand vous savez que vous avez construit quelque chose que personne d’autre n’a jamais fait — et que ça marche! »

Avec Gérard Mourou, ils publient les résultats de leur recherche.

Les premières années après la publication du papier, la recherche est peu remarquée. Peu d’études la citent. Et ça c’est important en science que d’autres citent ton étude. Le domaine des lasers en est encore à ses balbutiements. Y’a pas tant d'intérêts. Mais pour Donna, ce n’est pas grave. Elle a fait de son mieux, elle a fait le meilleur doctorat qu’elle pouvait faire.

Les années passent, Donna et Doug se marient, ont deux enfants… Donna prend un poste de personnel technique à Princeton. C’est Doug qui a le travail universitaire plus prestigieux. Le travail de Donna, lui, n’a pas été assez remarqué…

Mais en 1997, l’université ontarienne de Waterloo offre un poste à Donna. La famille quitte les États-Unis et déménage au Canada.

Ce qui était imprévisible, c’est qu’avec les années, la technologie laser, finalement, explose. L’étude de Donna et Mourou qu’ils ont faite dans les années 80 s’avère cruciale pour le secteur. Elle est citée de plus en plus chaque année. Elle atteint jusqu’à 4500 citations.

C’est que les lasers pulsés ultracourts ont maintenant de multiples applications. Ils peuvent découper la matière avec une précision extrême, ils sont devenus essentiels dans la fabrication de dispositifs médicaux. Ils sont utilisés pour la chirurgie des yeux au laser. Ils peuvent déclencher la foudre, créer des accélérateurs de particules extrêmement compacts, voir le mouvement des molécules, et produire des sources de rayons X pour la détection précoce du cancer du sein.

Bref, ils sont incontournables, tout comme l’est devenue l’étude de Donna.

« Les gens pensent que les lasers, c’est pour jouer avec les chats… On ne peut pas passer un coup de téléphone sans utiliser un laser! »

En 2018, un matin d’automne, à 5 h, alors qu’il fait encore noir dehors, Donna et Doug sont réveillés par la sonnerie du téléphone. Doug répond. Donna a le cœur qui débat. À une heure aussi bizarre, recevoir un appel, ça veut dire que quelqu’un est à l’hôpital! Son mari lui tend le téléphone…

« Ils veulent parler au professeure Strickland »

C’est la Suède. Le cœur de Donna bat de nouveau à tout rompre, mais pour une autre raison. À 59 ans, après avoir publié 90 études sur les lasers, on lui annonce qu’elle remporte le prix Nobel de physique pour son travail de doctorat.

Le jour de l’annonce des prix Nobel, des milliers de personnes à travers le monde tapent le nom de Donna Strickland dans un moteur de recherche en ligne… pour trouver finalement rien sur la chercheuse, qui n’a même pas de page Wikipédia!

Ce n’est pas faute d’avoir essayé de lui en faire une. Des tentatives ont précédemment été rejetées par Wikipédia.

Mourou, avec qui elle partage le prix, lui, a bel et bien une page depuis plusieurs années.

Donna elle-même ne s’en offusque pas. Quand on la questionne à ce sujet, elle dit que son absence des tribunes publiques en science s’explique par le fait qu’elle n’a jamais passé beaucoup de temps à chercher ce genre de reconnaissance.

Mais d’autres femmes s’offusquent à sa place. Nombreuses sont celles qui soulignent au passage que seulement 17 % des entrées sur Wikipédia concernent des femmes.

Malgré cela, automatiquement, Donna Strickland devient une personnalité publique. Et ça la déstabilise. Elle est encore la petite nerd un peu gênée qui ne veut trop monter sur une scène et recevoir l’attention.

Mais elle ne peut plus y échapper : plein de gens qu’elle ne connaît pas la reconnaissent maintenant dans les couloirs de l’université ou sur la rue, et la félicitent.

Elle se rend à Stockholm, où elle rencontre des membres de la royauté. Elle est bombardée de flash de caméra, elle est invitée à des soirées mondaines et on la convoque pour des entrevues… qui la prennent de cours.

On lui demande ce qu’elle pense du fait qu’elle est la première femme à obtenir un Nobel de physique depuis Marie Curie et Maria Goppert-Mayer. Elle ne sait pas quoi répondre à ça, au début. Elle ne se voit pas comme une FEMME scientifique, juste comme une scientifique. Elle n’avait pas prévu devenir une porte-parole féministe… Être dans l’ombre, ça lui convenait très bien. Et être une femme, ça ne l’a jamais intéressée non plus de le revendiquer. Depuis que sa prof du secondaire lui a dit que la science n’était pas pour les femmes, elle a toujours essayé d’en faire abstraction, de son sexe. Mais là, tout le monde se met à lui parler de ça, du fait qu’elle est une FEMME EN SCIENCE.

Et ça la perturbe qu’on la ramène tout le temps à ça.

« Les hommes qui ont remporté le prix Nobel de science parlent de la science. J’ai le double rôle de parler de la science et de m’assurer que la voix des femmes est également entendue. »

Peu à peu, elle s’habitue à sa nouvelle notoriété, mais elle protège quand même la quiétude de sa vie privée. Elle s’habitue aussi à répondre aux questions liées à son genre, même si ce n’est pas de ça qu’elle veut parler.

Aujourd’hui, elle enseigne toujours à l’Université de Waterloo et continue de travailler sur sa passion : les lasers.

Et elle est désormais sur Wikipédia.

hr - nobELLES

Lili - Une chose qui m’a surprise en découvrant l’histoire de Donna Strickland. C’est justement sa réaction au fait qu’on a souligné qu’elle était la troisième femme au monde à remporter un prix Nobel de physique et qu’elle n’a pas semblé avoir vraiment apprécié que les journalistes le mentionnent autant. Ça m’a fait penser au tokénisme, ce phénomène, où on souligne vraiment à grands traits l’identité de genre ou l’identité ethnoculturelle d’une personne de manière un peu problématique.

Lili - Le tokénisme est un concept moins connu de la culture woke. Alors, on va en discuter avec Tara Shanady, qui est chercheuse postdoctorale sur les enjeux LGBTQ, qui s’est penchée sur le tokénisme. Et Xavier Watso, militant autochtone abénakis, chroniqueur et tiktokeur, qui se demande des fois s’il est un token. Bonjour Tara. Bonjour Xavier.

Tara - Bonjour!

Xavier - Kwalélé!

Lili - D’abord, j’aimerais vous demander pour vous c’est quoi le Tokénisme. Est-ce que j’ai donné une bonne définition de c’est quoi selon vous?

Tara - Pour moi, le tokénisme, c’est vraiment de représenter de façon superficielle, simplement pour faire bonne figure. C’est vraiment une question d’intentionnalité. Des fois, c’est un peu dur à déterminer, mais c’est superficiel. C’est pour faire bonne figure et pour cocher une case. C’est donc une représentation que je dirais qui est en surface.

Lili - Et on en a beaucoup, t’as l’impression qu’il y en a avec les enjeux LGBTQ?

Tara - Oui, beaucoup, surtout, toujours avec les identités les plus et les plus récentes. On veut montrer qu’on est inclusif de toutes les nouvelles dernières identités. Donc, on inclut certains personnages dans des séries télé par exemple, ou sur des comités de travail. Juste pour dire qu’il y a une personne qui appartient à cette identité-là, qui fait partie du comité de l’émission. Juste pour cocher une case.

Lili - Xavier, est-ce que t’es d’accord?

Xavier - Oui, 100 %. Et même avant, avant même de venir à l’émission, j’avais une idée. Ça m’a forcé à faire un peu de recherche là-dessus. Puis ma vision du tokénisme change continuellement aussi. Mais pour moi, j’ai vu le tokénisme comme un stepping stone, comme une façon importante d’atteindre un jour une forme d’équité, de diversité, puis d’inclusion. Si on ne force pas les gens à nous inclure, d’une certaine façon, les gens ne vont pas changer leur façon de faire naturellement.

Lili - Ça prend du tokénisme, mais un peu dans notre société?

Xavier - Je pense que le tokénisme est important. Je pense que dans mes recherches, je pense qu’aujourd’hui on est rendu ailleurs. Je pense que c’était important d’intégrer la façon de forcer les choses, forcer la main pour qu’il y en ait. Mais c’est vrai que c’est rendu très négatif comme vision des choses, le tokénisme.

Lili - Ta vision de ça c’est aussi justement de remplir une case. T’as l’impression que c’est déjà arrivé toi, par exemple qu’on t’a sollicité pour parler, parce que tu es sur des tribunes publiques.

Xavier - Oui, c’est déjà arrivé. En même temps, j’étais content de pouvoir le faire parce que j’avais la chance de partager ma culture, mes traditions, ma langue, même si je savais qu’on m’utilisait d’une certaine façon. Et je l’ai vu comme une façon, comme une opportunité. Sauf que de nos jours si, c’est juste une personne qui est invitée, là je trouve que maintenant c’est rendu presque insultant. On n’est plus rendu à l’ère d’une seule personne, il faut que t’élargisses et que tu ailles en chercher plus parce que ça devient une façon de se dédouaner, mettons.

Lili - Pouvez-vous me donner un exemple de tokénisme, de à quoi ça ressemble, comme concrètement à quelque chose que vous avez vécu ou vu arriver comme ça dans tes recherches Tara?

Tara - Ouais, bah souvent ça serait peut-être de… bah moi, ça m’est arrivé souvent dans des comités, mettons des comités gais, des comités LGBT qui veulent montrer qu’ils sont ouverts aux expériences, des femmes aussi. Donc, je vais être la token lesbienne et je me tokénise moi-même, si je le dis tout le temps c’est ça… Puis je trouvais ça intéressant justement ce que tu disais, Xavier, que justement, ce n’est pas…, ce n’est pas noir et blanc, c’est assez complexe à définir c’est quoi du tokénisme ou pas. Parce qu’on peut le… On en a besoin dans une certaine mesure. En tout cas, c’est quand même assez complexe à déterminer. Et je trouve pour moi ce qui déterminait ce qui était du tokénisme ou pas, c’est ce que ma voix était vraiment là pour faire un changement? Est-ce qu’on allait m’aider à avoir du financement pour mes projets, pour les femmes de la diversité sexuelle? Ou est-ce que j’étais juste là pour le moment, pour montrer, pour la surface, pour une affiche, pour vraiment comme pour un visuel.

Lili - On a une femme!

Tara - Oui, c’est ça, c’est ça. Est-ce que tu sais par qui? Qui le fait? Pour qui? Pour qui on fait ces représentations-là? Est-ce que ça vise à changer les conditions, à aider à faire émerger quelque chose de ça aussi? Fait que je pense que c’est tous ces questionnements-là que j’avais dans ces moments-là aussi.

Lili - OK. Est-ce que tu vas interviewer aussi des gens qui avaient vécu du tokénisme?

Tara - Oui, beaucoup, c’est ça, c’est intéressant. Il y avait par exemple une femme racisée qui disait qu’il y avait un comité de Montréal-Nord qui l’avait approché pour lui demander de venir sur le comité, mais elle ne vient pas de Montréal-Nord. Elle n’avait pas du tout une connaissance des enjeux du quartier. Elle était comme on m’a vraiment juste invitée en tant que la femme racisée, il manquait une femme racisée sur le comité. C’est un des exemples parmi tant d’autres ou souvent juste dans un autre congrès de vouloir une personne trans juste pour dire qu’on a une personne trans. Puis en même temps, durant la discussion, il y avait des événements super transphobes, il y avait des personnes qui faisaient des commentaires transphobes et qui n’étaient pas adressées. Ce n’était pas un environnement qui était, qui était ouvert, qui était welcoming pour les personnes trans. Mais on voulait quand même montrer que oui, il y avait une personne trans qui était ici. Ça, j’avais trouvé ça violent.

Lili - On catapulte finalement quelqu’un d’une minorité pour dire Hey on se préoccupe de cette minorité, mais dans les faits, pas pantoute.

Tara - Oui, oui, oui, vraiment, c’était violent.

Xavier - Mais j’ai un bon exemple aussi je pense, qui démontre cette dualité-là. C’est en lien avec les élections qui viennent d’arriver, tu regardes, mettons la CAQ. La CAQ qui ont réussi à faire élire la première femme autochtone au Québec, c’est Kateri Champagne Jourdain et les émotions que j’ai vécues étaient tellement mixtes. Un mélange d’émotions parce que d’un côté, on est full heureux d’avoir une première femme autochtone élue. Mais après ça, elle est dans un parti qui refuse de reconnaître le racisme systémique par exemple. Il y a plein d’autres problèmes d’un point de vue autochtone.

Lili - Xavier, ça t’est déjà arrivé, même quand t’étais jeune, d’être tokénisé et tu ne t’en rendais pas nécessairement compte à cette époque-là.

Xavier - Oh mon dieu… Je ne sais pas si c’était tokénisé ou juste utilisé tout court. C’est comme ça au secondaire, le spectacle de fin d’année, mettons de mon secondaire 5. Ça, je pense, je ne l’ai jamais à raconter dans aucun podcast. C’est parce que je suis gêné de cette affaire-là. Je voulais tellement faire partie aussi des élèves cool de mon secondaire. Le spectacle de fin d’année, c’est une histoire d’un personnage qui se promenait. Il y avait plein de tableaux, puis moi, mon tableau, c’est un tableau où le gars allait sur une réserve, puis il achetait des cigarettes, puis des armes de contrebande. Et moi j’étais l’autochtone déguisé qui vendait ça… C’est weird que ça a passé au secondaire mais anyway c’était quand même intense. Puis j’avais mis la coiffe à mon oncle, mais c’est comme une affaire sacrée. Puis en même temps, j’étais tellement content de faire partie de la gang à ce moment-là. Mais maintenant avec du recul, je trouve ça aberrant. Dans ce contexte-là, je ne pense pas vraiment que c’était du tokénisme, eux autres, ils n’avaient pas l’intention de faire bonne figure, ils avaient juste l’intention de m’utiliser en tant qu’autochtone.

Lili - Ils avaient besoin d’un autochtone, très stéréotypé, et ils se sont dits Oh Xavier, il est autochtone c’est le bon match.

Xavier - C’est parfait. Au moins, on ne va pas.... On ne va pas mettre un faux autochtone. Mais je ne pense pas que c’est mieux en bout de ligne.

Lili - Sinon des moments où je ne sais pas si ça a vraiment été ça. Mais moi, je le dis toujours en blague. Et que c’est pas vrai peut-être que ce n’est pas vrai, il y a des affaires que je ne saurais jamais. Mais pour avoir été accepté au cégep et à l’université. Moi, je n’avais pas du tout les notes, j’étais vraiment, vraiment pas bon à l’école. Puis en bout de ligne j’ai été accepté à Brébeuf, puis à l’UQAM dans des programmes contingentés. Et je me demande est-ce qu’ils ont coché une case et j’ai réussi à rentrer là, et après ça, si on coche une case, moi, ma vie a changé grâce à ça.

Lili - Ça a été bénéfique?

Xavier - Bah oui, I don’t know, jamais, je pense. Mais je ne pense pas que je ne peux pas les appeler - « Hey, Brébeuf, tu m’as-tu pris juste à cause de ça? »

Lili - Brébeuf, t'avais-tu de bonnes intentions, Brébeuf?

Tara - Un truc que je trouvais super intéressant quand j’avais été dans une conférence récemment, il y a deux semaines à Vancouver, il y avait eu le congrès Two spirit. Puis, la conférence d’ouverture, après, dans le congrès qui suivait du Com-Unity Base Research Center, la conférence d’ouverture, c’était une conférence Two spirit. Je me disais… c’était-tu juste pour cocher une case? Pour montrer qu’ils sont inclusifs. Mais la personne qu’ils ont prise était comme « OK, je ne suis pas là pour vous faire sentir bien je ne suis pas là pour vous mettre à l’aise ». Vous mettez votre 2 S partout dans vos programmes, puis comme je suis tannée de voir ça de juste, qu’on essaye de dire qu’on veut cocher la case autochtone, cochez la case 2 S alors qu’il y a des conditions économiques structurelles à regarder. On n’est pas là pour avoir l’air bien sur un rapport, pour que votre rapport ait l’air plus inclusif. Puis ça, j’avais trouvé ça vraiment cool parce que ce n’est pas, c’est une conférence qui met mal à l’aise. Ce n’est pas un choix facile de juste comme « Ah… Merci de m’avoir invité. Je suis tellement content d’être ici. Vous êtes tellement inclusif ». C’était comme… Ça a brassé quelque chose. En tous cas, ça, j’avais trouvé que c’était un exemple de partage bien fait.

Xavier - J'aime ça. Pis justement, j'étais à l'ADISQ sur scène, c'est ça que j'aurais aimé pouvoir dire. J'aurais pouvoir comme brasser la cage, puis j’en avais parlé  avec la personne avec qui j'étais, Aïcha Bastien [puis on regardait mon texte pis ils m'ont donné juste 15 secondes faique j'ai finalement juste pu dire une phrase. Mais on aurait aimé ça leur dire comme ba on n'est pas ici pour que vous vous sentiez bien, on est ici parce qu'on est chez nous parce que c'est important notre représentation.  En tous cas, je serais parti sur une grosse affaire, mais j'ai du couper ça court pis on a changé quelques mots. Mais c'est ça, c'est le fun avoir l'opportunité de choquer un peu parce qu'il faut réveiller les gens qu'on est pas juste là pour cocher là.

Tara - Et vous faire sentir bien.

Xavier - C’est ça, c’est ça.

Lili - Est-ce que dans le fond, j’entends que le tokénisme peut être un peu récupéré à l’avantage d’un groupe minoritaire, « OK tu veux m’inviter pour cette raison là parce que j’appartiens à un groupe minoritaire. OK, j’utilise l’opportunité, puis je vais te mettre dans la face comme les problèmes que je vois dans l’environnement ». 

Tara - Ça me fait penser à l’inclusion des femmes, des femmes musulmanes sur certaines plateformes. On invitait des femmes par exemple, la même tout le temps, la même, qui allait avoir une posture, une posture antivoile, une posture pro laïque. Et on ne donne pas la voix à des personnes, Dalila Awada par exemple, qui pouvaient avoir une autre posture. Donc il y a la posture du bon immigrant facile qui va dire les bonnes choses. J’trouve aussi c’est une preuve de tokénisme de… au lieu de… comme on contrôle déjà, on sait d’avance c’est quoi le discours. Il y a des choses qu’on ne veut pas entendre, tu peux parler, mais ne dis pas des choses qui vont nous déranger ou nous remettre trop en question.

Lili - C’est ça parce que les organisations ont tout avantage à sélectionner la personne qui va, qui va être tranquille dans…

Tara - La figure du bon immigrant, je trouve ça intéressant aussi. On essaye de, on veut montrer le bon immigrant qui ne va pas parler de xénophobie, qui ne va pas parler de racisme, qui va dire « Ah merci, je me sens inclus sur les plateformes médiatiques ».

Xavier - 100 % même chose. Le bon autochtone, c’est celui qui est pas trop militant, qui va être là, qui va remercier. C’est grâce à vous. On est honoré.

Lili - Il y a des bons et des mauvais tokens aux yeux d’une organisation.

Lili - Mais il y a comme une pression parce que les organisations, les marques, les environnements de travail, se font dire comme oh, vous n’êtes pas assez, les médias, vous n’êtes pas assez diversifié. Il manque de diversité, ça fait que là tout le monde se dit Ah ça prend de la diversité. Ça fait que là, ils vont chercher des gens pour remplir des cases. Mais là, qu’est-ce qu’on fait par rapport à ça? Comme moi, j’invite une femme lesbienne, un homme autochtone dans un podcast pour parler de tokénisme. Est-ce que je suis en train de faire du tokénisme? Je me pose la question.

Tara - Je ne pense pas, parce que c’est de donner la voix aux personnes. Ce n’est pas comme s’il y avait comme quelque chose de pré-écrit à dire. C’est justement pour parler de ces enjeux-là. Au contraire, je pense que d’avoir invité deux personnes qui font partie des hommes cis hétéros blancs pour parler de ça, je pense que c’est là que…

Lili - C’est ça, c’est que ça aurait été bizarre.

Tara - Ça aurait été pas mal bizarre.

Lili - Donna Strickland, la scientifique dont on parle dans cet épisode-ci, elle a été déstabilisée quand elle a remporté le prix Nobel du fait que les journalistes lui posaient tellement de questions sur le fait qu’elle était une femme. On lui demandait de se positionner sur des enjeux féministes et elle a dit qu’elle aurait juste voulu être considérée comme une scientifique, puis ne pas avoir à parler du fait qu’elle était une femme. D’un autre côté, certaines féministes peuvent se sentir un peu abandonnées des fois, quand tu vois une femme qui a du succès, et là tu te dis comme oh, mais elle, elle rejette le féminisme. Ça fait que vous en pensez quoi du fait que c’est ça, il y a comme une tension entre ne pas vouloir être un token, puis en même temps des gens peut-être qui appartiennent au même groupe que la personne qui sont déçus.

Tara - Je pense que ça va de la pression, de la responsabilité en tant que groupe minorisé, on a la pression de tout le temps défendre des autres, la pression de tout le temps être représenté, la pression de tout le temps être visibilisé pour cette identité-là. Puis il y a certaines personnes. Moi, moi, j’aime ça, j’en fais comme un projet de vie, mais je peux comprendre que pour d’autres personnes, ce n’est pas nécessairement le cas. Puis je peux comprendre qu’elle sentait qu’on met l’accent sur ça au lieu de sur son travail scientifique, donc que son travail scientifique n’a pas la même valeur qu’un travail, qu’un autre travail, donc je peux comprendre sa situation. Je pense que ce qui est intéressant maintenant, c’est vraiment la pression de responsabilités qu’on ne devrait pas avoir à porter mais qu’on nous impose involontairement.

Xavier - Ouais, je suis d’accord. C’est à elle, en bout de ligne, de décider comment est-ce qu’elle veut le vivre, parce que c’est important qu’elle puisse faire ses propres choix. On ne va pas imposer quoi que ce soit à personne. Mais d’un autre, d’un autre côté, moi, je le vois presque comme un devoir de représentation. Parce que, idéalement, idéalement, on n’aurait pas besoin de dire que c’est une femme scientifique dans un monde qu’on veut atteindre. Ce n’est pas grave, peu importe. Mais la réalité de la chose est que les femmes scientifiques sont dénigrées, ou si je ramène ça aux autochtones, on n’est pas, on n’est pas vu du même pied d’égalité. Pour moi, si j’ai cette opportunité-là, je vais la prendre pour la nouvelle génération.

Tara - Comme beaucoup d’actrices qui comme qui n’aiment pas qu’on parle de leur orientation sexuelle, puis les communautés lesbiennes, bi, queer qui sont frustrés, qui sont comme « Parles-en! ». Comme il y avait tout eu ce débat-là avec Kristen Stewart pendant longtemps. Pourquoi elle n’en parle pas? Pourquoi elle ne se nomme pas? Pourquoi est-ce qu’elle ne s’identifie pas?

Lili - Comme si c’est honteux un peu, t’as l’impression que c’est cette image que la personne donne.

Tara - Oui, il y a cette frustration là, mais en même temps, c’est sa vie privée, c’est sa vie personnelle. Et c’est intéressant ces discours qu’elle avait par rapport à ça. « Je ne dois ça à personne, je ne dois pas un coming out, ou de mettre de l’avant ça à personne. Je ne suis pas une représentation des lesbiennes ou bisexuelles. Donc je trouvais ça intéressant. »

Lili - Ça fait que qu’est-ce qu’on fait pour faire respecter le principe de la diversité sans faire du tokénisme? Avez-vous des trucs, des conseils ou?

Tara - c’est vraiment de se questionner qui est qui, qui est derrière, qui est derrière par exemple le fait d’inviter une personne pour représenter… Donc pourquoi? Et pour qui on fait ça? Et dans quel contexte? Il y a plusieurs questions à se poser sur le pourquoi et où on veut en venir en invitant cette personne, en représentant cette personne. Puis surtout, aussi je pense ce qui est important, c’est de donner les rênes de la production dans des séries télévisées, par exemple, à des personnes qui sont issues de la diversité quelconque que ces personnes-là puissent activement participer.

Lili - Donner un pouvoir réel.

Tara - Oui exact. Exactement, c’est ça. Au lieu de juste donner…

Lili - un rôle de figurant.

Xavier - Bah, c’est dur là, je ne pense pas, quand on est dans un monde où est-ce que, où est-ce que tout est paritaire et où la diversité est réellement représentée. Il faut forcer les choses, et si ça doit passer par le tokénisme bah, on va commencer par ça. Mais je pense que ça, c’était peut-être il y a dix ou quinze ans. Je pense que maintenant on est rendu ailleurs. J’espère que le tokénisme qui a eu lieu a mené à de quoi. Puis c’est là que tu vas voir les réelles intentions des compagnies ou des organismes qui ont, qui ont fait ça. Est-ce qu’ils sont encore à faire du tokénisme ou ils ont grandi puis là ils s’en sont rendus plus inclusifs. Puis après ça, c’est surtout c’est quoi leur suivi? Une fois que ça s’est fait, parce que là il s’assoit sur leurs lauriers. Ou finalement…

Lili - Une fois que la photo est prise.

Tara - Une fois que la photo prise,

Lili - Ah c’est dur d’être woke !

Tara - Oui, c’est épuisant!

Xavier - Moi, je voudrais rajouter quelque chose, des fois, il y a des gens qui sont pris comme token dans une compagnie et là ils sont dans un cubicule, et ils sont comme entouré de gens comme qui ne sont vraiment pas intéressés à les entendre parler de comme quoi que ce soit. Ça fait que pour ces personnes-là, t’es pris, t’es comme isolé, tout le monde te regarde comme la coche qui a été casée. Ça fait que ça peut être vraiment difficile le tokénisme pour certaines personnes. Pour moi, c’est super j’ai été à l’ADISQ. Je ne vais pas me plaindre là. J’vais le prendre là. Mais pour d’autres, ça peut être extrêmement difficile. Et ça peut mener à la dépression et des affaires comme difficiles, mais non c’est ça, tout dépend du contexte.

Alors, Donna Strickland a-t-elle été tokénisée parce qu’elle était seulement la 3e femme à recevoir un Nobel de physique? Oui, c’est assez évident. Ce qu’on peut espérer par contre, c’est que la 4e, la 5e et la 6e femme qui le remporteront ne seront pas obligées de porter le même poids qu’elle, que ça ira davantage de soi qu’une femme atteigne ce niveau de reconnaissance. Et, à ce propos, l’histoire de Donna est inspirante aussi parce qu’on peut se dire que, comme elle, peut-être qu’un jour, on remportera des prix pour des choses qu’on aura faites 30 ans auparavant! Qui sait? On peut bien rêver!

C'était nobELLES

Une production du Planétarium de Montréal en collaboration avec Extérieur Jour
Ce balado est un concept et une réalisation de Lili Boisvert
Idéatrices Camille Janson-Marcheterre, Sandy Belley, Laurence Desrosiers-Guité
Basé sur l’exposition nobELLES de l’artiste MissMe présenté au Planétarium un musée d’espace pour la vie

  • Directrice de projet : Alice Renucci
  • Productrices : Elodie Pollet & Amélie Lambert Bouchard
  • Monteurs et concepteurs sonores : Benoît Dame & Jérémie Jones
  • Musique : Bam Music

Merci aux intervenantes et aux intervenants pour leur générosité et leur franc parler. 

Nous vous invitons à nous suivre pour un prochain épisode. 

Merci!

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